Le quartier des Halles est avant tout un projet pour la ville. Inachevé à ce jour, une seconde et dernière étape le prolongera sur la place de la gare. Il a pour ambition de créer ex nihilo un fragment urbain dans le prolongement du centre historique morgien. Faire de la ville, est-ce encore possible ? Comment s’y prendre ? Ces questions occupent les architectes et les urbanistes depuis quelques décennies, dès la fin des utopies modernes et l’amorce d’une lecture plus complexe de la substance bâtie et de son histoire. A la fin du XXème, la vague du postmodernisme a cédé la place à des stratégies de « ville par projet ». Subsiste néanmoins dans ce slogan une forme d’opposition entre ville et projet qui trahit peut-être une forme de nostalgie de la posture d’un architecte tout puissant. A Morges, nous avons abordé ce difficile exercice du projet urbain avec en tête la leçon de Bernard Huet au sujet de l’opposition entre ville et architecture. Au quartier des Halles, nous espérons avoir proposé un « projet pour la ville ».
Rappelons que, dans le cadre d’un projet de cette envergure, l’intervention des architectes n’est que la dernière étape d’un long processus de négociation visant à la définition d’un cadre législatif et programmatique. Celui qui a précédé notre arrivée a abouti au plan partiel d’affectation (PPA) « Morges gare Sud » établissant la trame des espaces publics structurant le futur quartier : une place de la Gare prolongée vers le Nord-Est par un mail piétonnier, le tout relié au centre-ville par les rues centrales et Saint-Louis. 2 zones à bâtir sont ainsi définies. L’une, longiligne, borde le rail. L’autre, plus dodue, s’inscrit dans le prolongement de l’îlot situé au Sud-Est de la rue du Sablon. Le programme, quant à lui, contenait tous les éléments d’une mixité d’activités propre à une dynamique urbaine.
Notre projet prolonge et clarifie les intentions du PPA. Il introduit dans la gestion des gabarits une continuité absente du cadre règlementaire. La forme bâtie est composée d’un ilot abritant une vaste cour et de 2 bâtiments posés sur un socle continu accompagnant le rail sur toute la longueur du périmètre d’intervention. Les différents édifices partagent un même vocabulaire morphologique fait de formes plissées. Les plis et cassures que présentent les bâtiments permettent de réduire leur impact visuel tout en ménageant des transitions fluides entre les différents espaces publics du quartier : de la place de la gare vers le mail, de la rue du Sablon vers la cour de l’ilot, … Les gabarits des nouvelles constructions s’inscrivent dans une progression de la rue du Sablon en direction du rail avec un comme point culminant l’édifice qui prendra place à l’emplacement de la gare actuelle.
Sur le plan programmatique, profitant d’une accessibilité exceptionnelle aux transports en commun, le quartier accueille les éléments d’une urbanité équilibrée. Outre la nouvelle gare, des bureaux, des commerces, une école, une crèche, des logements, un vaste parking d’échange, et une vaste zone piétonne y prennent place. Une attention particulière a été apportée à la gestion des flux permettant de libérer le sol de tout trafic automobile individuel et de faire place belle à la mobilité douce.
Notre confrère Philippe Bonhôte nous a fait le plaisir de consacrer un article à ce projet. Nous vous en proposons la lecture en guise de conclusion à ce texte de présentation.
Dessiner un morceau de ville.
Philippe Bonhôte in Faces n°81, automne 2022
La création d'un lieu est plus difficile que la création d'un objet, car elle nous oblige à nous débarrasser de l'idée que l'architecture est constituée de bâtiments et que l'urbanisme est un agencement de bâtiments. Il se peut qu'à toutes les époques, l'architecture, dans la mesure où elle doit d'abord devenir consciente pour devenir architecture, doive d'abord passer par la phase de l'objet pour arriver à celle du lieu.
(Alison and Peter Smithson in: The space between, p.25 (Walther König Verlag, 2017)
Traduit librement de l’anglais.
Les CFF, dont l’une des vocations premières est de transporter les gens, bâtissent désormais aussi leur lieu de vie et de séjour. Portant la casquette de maître d’ouvrage avec toutes les responsabilités que cela comporte, la régie contribue de manière significative à la transformation de nos centres-villes et enrichit ainsi le débat qu’elle suscite. Dans un partenariat constructif avec les pouvoirs publics, prenant la peine d’organiser des concours où la thématique urbaine n’est pas dissociée de la question architecturale, elle a ainsi contribué en plusieurs occasions à reconvertir des friches ferroviaires en sites urbains de grande qualité. Le nouveau quartier des Halles, à Morges, dessiné par le bureau Aeby & Perneger, en est un parfait exemple.
Le quartier, qui remplace des entrepôts et un parking jouxtant les voies de train, réussit à remplir deux objectifs importants : Il prolonge naturellement et subtilement l’espace urbain de la ville de Morges entre la rue des Sablons et la gare et il rend désirables les relations de proximité, la densité et la mixité qu’il crée et dont nos villes ont besoin aujourd’hui.
En le visitant, la voiture ayant été laissée à l’extérieur du site et en sous-sol, on parcourt ses espaces avec un sentiment réconfortant de familiarité, qui ressemble à celui qu’on éprouve en arrivant ‘à la maison’ où dans un lieu où on peut facilement se projeter : une cour ouverte, deux passages et une allée forment un réseau d’espaces publics connecté à la place de la gare où manque encore la dernière pièce du projet, qui sera construite ultérieurement. Cette impression agréable est certainement due au fait que la proportion des espaces, la disposition et l’échelle des bâtiments, tout en répondant précisément à des besoins contemporains, ont une mesure ‘juste’ et trouvent leurs références et leurs codes architecturaux dans un répertoire appartenant à notre culture et à notre histoire urbaine.
On pourrait repartir satisfait après une première visite, sans s’être préoccupé de ce que contiennent ces bâtiments, sans remarquer qu’on est passé à côté d’une crèche ou d’une école humblement intégrée dans la morphologie bâtie, sans avoir été gêné par la pollution visuelle que peut générer la présence d’un grand supermarché. On se souvient d’avoir simplement traversé un quartier neuf et plaisant, après avoir déambulé de la Grand Rue à la gare dans une agréable continuité urbaine. Le projet frappe en effet par sa capacité à réunir et à organiser, dans une architecture cohérente, une grande variété de programmes, commerces, bureaux, logements, équipements scolaires dans un ensemble unitaire formé de trois bâtiments seulement, dont la ligne architecturale est avant tout destinée à fabriquer le lieu et non pas à exprimer son contenu, semblant faire de cet objectif une priorité, un préalable conditionnant la qualité des espaces de travail et de vie qu’elle abrite. Ainsi, malgré les subtiles nuances observées en tous endroits dans la forme de l’ensemble bâti, inflexions, ouvertures, plis, que l’on perçoit comme de multiples ‘attentions’ portées au site, à la ville et au gens qui l’habitent, il se dégage du site une sensation de force et d’unité qui démontre à l’évidence qu’on peut encore bâtir aujourd’hui des morceaux de ville où mixité et densité font bon ménage et sont même consubstantielles à la qualité du lieu. En effet, sur l’Arc lémanique où la nature, le lac et le grand paysage sont des références permanentes dans tout projet urbain ou architectural, le quartier des Halles fait tranquillement référence à la ville de Morges, à lui-même et à sa capacité à créer un cadre de vie, un habitat contemporain digne et qualifié, avec une belle intériorité. Lors de la visite d’un appartement dans lequel on apprécie la sobriété de l’agencement, les relations intéressantes à l’environnement, qu’il s’agisse du paysage ferroviaire à l’ouest ou d’un aperçu privilégié sur le lac à l’est, on retient surtout l’enthousiasme de son locataire pour la qualité du lieu, du quartier, sa capacité à être déjà un morceau de ville animé et bien sûr, quand-même, la proximité de la gare, garantie d’une échappatoire facile vers la prochaine ville au centre urbain revivifié.
Toutes ces qualités doivent beaucoup à la tranquille assurance et à la qualité du dessin des architectes, qui nous rappellent, si besoin est, l’importance de celui-ci dans tout projet d’architecture et d’architecture urbaine. On sent qu’il a fallu savoir tenir un crayon pour définir et nuancer de manière subtile et cohérente la morphologie du quartier, soigner jusque dans les détails les façades et leurs éléments préfabriqués comme un aboutissement de la démarche, avec la conscience que l’espace urbain ne pourra prendre une vraie qualité, qu’on ne pourra se l’approprier que si l’architecture des bâtiments et de leurs façades témoignent d’une attention à la hauteur des ambitions affichées par le maître d’ouvrage et des attentes légitimes de sa future population. En faisant à Morges un projet d’architecture de la ville, Aeby et Perneger relèvent le défi fondamental que suppose le propos de Alison et Peter Smithson cité en titre, auquel ils apportent une réponse extrêmement convaincante et rassurante.
Philippe Bonhôte est architecte EPFL FAS et partenaire associé du bureau Bonhôte Zapata Architecte SA à Genève. Collaborateur scientifique à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne de 1999 à 2008. Professeur et enseignant au Joint Master of Architecture, Hepia, Genève, depuis 2008. Il a obtenu avec Julia Zapata la Distinction Romande d’Architecture en 2018.